La conjonction des attentats et de la crise sanitaire engendre un déploiement inédit de mesures sécuritaires. Si celles liées à la lutte contre l’épidémie de Covid-19 sont temporaires, la législation antiterroriste s’inscrit durablement dans le droit français,au risque d’affaiblir l’Etat de droit, souligne Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Le spécialiste des libertés publiques s’inquiète d’une possible confusion entre les dispositifs sécuritaires.
La loi pour une sécurité globale est un nouvel exemple de législation attentatoire à nos libertés individuelles. Il faut se montrer particulièrement vigilant. Pénaliser la diffusion d’images des forces de l’ordre aura nécessairement un fort effet dissuasif sur des personnes qui ont pris l’habitude de photographier ou de filmer des policiers en action. Ce dispositif légal entraînera de facto une restriction importante de la transparence sur l’action des forces de l’ordre et plus généralement de la liberté d’expression. Certes, le texte n’interdit pas de filmer des policiers et gendarmes d’une façon générale. Le délit est limité à la diffusion qui a but de «porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique du fonctionnaire». Mais qui sait ce que cela veut dire ! Une fois voté, ce texte pourra justifier l’arrestation préventive et le placement en garde à vue de toute personne qui voudrait filmer les forces de police. C’est très grave ! Faut-il vraiment rappeler les nombreuses violences policières qui ont été révélées ces dernières années uniquement grâce aux vidéos de journalistes ou de citoyens ? Sans elles, il n’y aurait jamais eu d’affaire Benalla.
Sur ce point, cette loi est schizophrène. D’un côté, elle généralise l’utilisation des moyens numériques pour surveiller la population. De ce point de vue, le gouvernement trouve parfaitement normal que les citoyens puissent être filmés et contrôlés. S’ils s’en plaignent on leur répond : «Mais si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez aucune crainte à avoir.» D’un autre côté, dès qu’il s’agit des forces de l’ordre, cette nécessité de transparence disparaît totalement. Le gouvernement cherche tout à l’inverse à entraver la diffusion des images les concernant. Il y a, dans cette loi, une dissymétrie dans le rapport à l’accès à l’information.
L’idée du sacrifice nécessaire de nos libertés afin de mieux lutter contre le terrorisme est alimentée dans le débat public par les politiques eux-mêmes. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui que le discours sécuritaire est devenu l’un des seuls moyens pour la droite de se démarquer de la majorité. Mais la surenchère répressive que nous vivons ne date pas d’hier. Elle a été initiée par Nicolas Sarkozy, poursuivie par François Hollande et Emmanuel Macron sans discontinuité. En l’état, un discours humaniste semble définitivement inaudible tant les politiques sont enfermés dans cette opposition stérile entre liberté et sécurité. Chacun semble s’entendre aujourd’hui pour affirmer que pour garantir leur sécurité il faut limiter la liberté des Français. Cela n’a aucun fondement. D’autant que c’est précisément ce que cherchent les terroristes : affaiblir nos régimes politiques en nous faisant renoncer à notre Etat de droit et aux valeurs qui ont fondé nos démocraties occidentales.
On peut effectivement faire un rapprochement entre les deux infractions. D’un côté, le gouvernement cherche à empêcher les troubles au sein des universités. De l’autre, il prétend protéger les forces de l’ordre. Dans les deux cas, les intentions du législateur sont respectables mais, les deux dispositifs ont le même effet dissuasif. En pratique, ils feront peser une terrible épée de Damoclès sur toute personne simplement susceptible d’être poursuivie. Comment définir la notion de «bon ordre» dans une université. Ce critère est beaucoup trop flou. En pratique, la nouvelle loi autorise les forces de l’ordre à utiliser toutes les armes du droit pénal en vue de contenir une grève ou mouvement social universitaire. Sur ce point, au moins, ce texte a certainement vocation à être soumis à la censure du Conseil constitutionnel.
Il faut distinguer les législations terroristes et sanitaires. Les atteintes aux libertés que nous vivons du fait de l’état d’urgence sanitaire sont temporaires. En principe, ces dispositions d’exception seront abandonnées quand l’épidémie sera passée. Ce qui n’est pas le cas pour la législation en matière terroriste. Là, il n’y a aucune volonté de retour en arrière. Historiquement, tout ce qui a été décidé en matière répressive depuis vingt ans est resté figé dans notre législation nationale. Il y a un effet cliquet. Face à la double menace,terroriste et épidémique, le danger est réel que certaines dispositions sécuritaires soient opportunément adoptées, sans débat démocratique suffisant, à la faveur du contexte sanitaire. Ainsi, l’utilisation des drones, interdite par le Conseil d’Etat, est autorisée par la loi sur la «sécurité globale». A l’égard de la population, leur utilisation est justifiée notamment par le contrôle du respect des règles du confinement, mais cette habilitation vaudra tout autant quand il s’agira de surveiller cette même population dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, sans aucun rapport avec la crise sanitaire.
Simon Blin