Laurent Bouvet revient ainsi sur l'histoire américaine pour éclairer la question. On peut selon lui « parler d'un communautarisme à la fois fondateur et constitutif qui forme l'arrière-plan historique de l'identité américaine contemporaine ». . Les grandes vagues migratoires de la fin du xixe siècle renforcent la référence communautaire. « La communauté d'origine (familiale, ethnonationale et religieuse...) est considérée à la fois comme un lieu de passage, un "sas", avant le grand saut dans la société américaine, et comme un lieu de refuge identitaire, indispensable pour être un véritable Américain. » Les années 60 vont plus loin encore : l'accent est alors mis sur la différence, et ce d'autant plus qu'elle est revendiquée par des groupes marginalisés (Noirs, homosexuels, femmes, Amérindiens...). On ne veut plus d'un melting-pot mais d'un « salad bowl » où tous les ingrédients, loin de se fondre, coexisteraient dans leur différence.
Enfin, au début des années 80, à partir d'une critique de la théorie politique de John Rawls, certains philosophes dits « communautariens » se réapproprient l'idéal communautaire en affirmant que l'individu n'existe pas indépendamment de ses appartenances, soient-elles culturelles, ethniques, religieuses ou sociales. Le communautarisme aux Etats-Unis n'a donc pas grand chose à voir avec ce que ce terme désigne en France et la référence communautaire, loin de sembler inquiétante, est au contraire pour un Américain tout à fait familière.
Extraits de Science Humaine , Communautarisme, une notion équivoque CATHERINE HALPERN Avril 2004
Soulignons tout d’abord qu’il n’existe évidemment pas un seul modèle d’intégration – ou de « vivre ensemble », comme on le dit aujourd’hui. Dans les démocraties occidentales, deux pôles se distinguent et s’opposent : l’universalisme français, qui consiste à fédérer tous les membres de la communauté nationale autour de valeurs politiques communes pour les traiter uniquement en citoyens, et le communautarisme anglo-saxon, notamment étasunien, qui s’appuie sur la coexistence, au sein d’une même société, de groupes – religieux, ethniques, culturels – hétérogènes, dont on encourage la tolérance mutuelle. Il serait problématique d’affirmer que l’un est ontologiquement supérieur à l’autre : il s’agit de deux manières différentes de faire tenir la société, qui s’enracinent, l’une comme l’autre, dans l’histoire longue des pays qui la pratiquent.
Notre histoire se caractérise également par l’émancipation progressive du politique vis-à-vis du religieux, et notamment vis-à-vis de la religion longtemps dominante, le catholicisme. Cette émancipation ne s’est pas faite par « apaisement », ni en « rassurant »les religieux ni en exaltant les identités religieuses : de la pragmatique sanction de Philippe le Bel à la loi de 1905, la France – monarchique, impériale et républicaine – a gagné sa sécularisation de haute lutte, parfois dans la violence. C’est avec à l’esprit les sanglantes guerres de religion de la fin du XVIe siècle que les constituants écrivirent l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Notons qu’il était alors évident, pour les rédacteurs de la Déclaration, que les convictions religieuses relevaient bel et bien de l’opinion, et n’avaient aucune légitimité à exiger plus de respect ou d’égards qu’aucune autre croyance. Ce texte fondamental nous dit d’ailleurs ce qu’est la laïcité à la française : ce n’est pas seulement la neutralité de l’Etat, sur laquelle on insiste souvent, mais aussi celle de citoyens qui ne sauraient prétendre à un régime dérogatoire au prétexte que la foi ne serait pas une opinion comme une autre. Si, elle l’est : disputable, réfutable, caricaturable. Souvenons-nous en lorsque certains nous appellent, à mots couverts, à rétablir un délit de blasphème dont ils seraient les seuls arbitres, en particulier en cette période de commémoration de l’attentat de Charlie Hebdo – alors justifié, ou « compris », à demi-mot par certains parce que le blasphème eût été intolérable.