Le projet suscite-t-il des réticences, des oppositions ?
C'est plutôt la forme que peuvent prendre les investissements chinois qui pose problème. Que l'on pense à la récente affaire Huawei, avec ses soupçons d'espionnage, ou à ces investissements qui visent avant tout à piller des entreprises de leurs ressources technologiques. Certaines entreprises, italiennes par exemple, ont tout bonnement été démontées et remontées telles quelles en Chine. L'opacité des investissements chinois est visée, elle aussi. Prenez l'aéroport de Toulouse, acheté par les Chinois et revendu après dénonciation par la Cour des comptes de l'opacité autour de cet investissement. A tout cela s'ajoute la crainte du « China Incorporated », d'un parti en capacité de dicter aux entreprises l'économie et la politique à imposer dans les pays où elles s'implantent. Des craintes qu'alimentent bien sûr les liens opaques, en Chine, entre entreprises, monde politique et armée. Mais sinon, le principe même de ces investissements dans l'espace eurasien ne pose pas de problèmes à la majorité des pays.
La position adoptée par le président Macron est sur ce point assez emblématique de celle d'une bonne partie du monde : du moment que les autres pays peuvent participer à ces projets, et qu'ils profitent aux pays où ils sont implantés, tout le monde peut se féliciter qu'un pays soit prêt à dépenser 1 200 milliards de dollars pour développer des infrastructures. Mais il ne faut pas être trop naïf : la Chine paie, c'est elle qui décide, et il est donc très difficile d'instaurer des garde-fous pour s'assurer de la forme prise par les investissements.
Malgré tout, les « nouvelles routes de la soie » suscitent elles-mêmes des réticences et des oppositions de la part de certains pays. Le Japon et les États-Unis se tiennent résolument en dehors du projet, ils ne sont pas membres de la BAII. Même s'il n'est pas exclu que les États-Unis utilisent à terme le Japon comme cheval de Troie dans la Banque, ce qui en changerait l'équilibre.
read moreL'Inde a un pied - prudent - dans le projet, mais elle témoigne une grande méfiance envers plusieurs portions des « nouvelles routes de la soie ». Le corridor Chine-Pakistan et le « collier de perles », bien sûr, qui touchent directement ses intérêts stratégiques. C'est pour la même raison stratégique qu'elle rejette tout investissement de la Chine dans ses ports. On trouve des investissements chinois en Inde, sur les autoroutes notamment et les centrales à charbon, mais très peu sont estampillés « nouvelles routes de la soie ».
La Russie, à un degré moindre, demeure très attentive à tout ce qui se passe en Asie centrale. Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan appartiennent toujours à la zone d'influence russe : la Russie ne dispose pas des mêmes moyens que la Chine pour y investir, mais elle fait de son mieux pour ne pas s'y retrouver marginalisée. La position de l'Iran est comparable : intérêts forts dans la région et posture défensive.
Certains pays bénéficiaires des investissements chinois commencent également à s'inquiéter du cercle vicieux dans lequel la Chine pourrait les enfermer en matière d'endettement. Ils dénoncent des investissements trop massifs, qu'ils seraient incapables de rembourser. C'est ce qu'il s'est passé au Sri Lanka : pour rembourser la dette, le gouvernement a dû donner à la Chine une concession sur un port au sud du pays. Au Sri Lanka, comme en Malaisie, on commence donc à faire machine arrière, à bloquer des projets. A tel point que la diminution des investissements chinois y devient un enjeu électoral : des partis font campagne sur cette question ! Bruxelles, enfin, considère d'un mauvais oeil les investissements chinois dans les pays Baltes, le Portugal et les Balkans. Même si l'Europe demeure trop naïve face à cette politique d'envergure.
La Chine doit s'accommoder aussi de tensions préexistantes dans des zones instables et disputées : l'Afghanistan par exemple, mais aussi le Baloutchistan, au coeur du corridor Inde-Pakistan, parcouru de problèmesidentitaires et de terrorisme. Dans ces zones de tension, la Chine fait appel à des sociétés de sécurité privées, mais les pays de la région sont très réticents à l'idée d'une présence militaire chinoise, et la Chine en a bien conscience. Elle évite donc, surtout, de construire des infrastructures trop sensibles dans des zones dangereuses. Pas question d'installer des pipelines en Afghanistan !
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Derrière tous ces habillages rhétoriques, comment faut-il lire, d'après vous, ces « nouvelles routes de la soie » ?
Le projet se résume à la projection, assumée, de la puissance chinoise à l'étranger, un véritable tournant dans la stratégie chinoise.Jusqu'au mandat de Xi Jinping, c'était la doctrine de Deng Xiaoping qui prévalait : faire profil bas sur la scène internationale, privilégier la construction économique nationale. Depuis 2013, la Chine s'affirme au contraire de façon de plus en plus décomplexée.
L'Europe, pour l'instant, est trop divisée, trop mal préparée pour apporter une réponse constructive à cette politique chinoise, dont elle peine à prendre en compte la dimension globale. Face à une telle charge chinoise, une seule solution : adopter une position unie, ne pas délaisser les pays européens qui accueillent à bras ouverts les investissements chinois. Et mieux négocier avec les Chinois, leur imposer des principes de réciprocité : s'ils veulent accéder au marché européen, qu'ils laissent à l'Europe l'accès au marché chinois.Mais pour obtenir, aujourd'hui, de telles concessions, il faut oser taper du poing sur la table. C'est ce que fait Donald Trump, maladroitement bien sûr, mais il est malgré tout en passe d'obtenir de la Chine des concessions qu'aucun autre président américain n'a jamais obtenues. Les États-Unis ne sont plus naïfs sur la Chine, et l'Europe devrait s'en inspirer. Aucune mesure de protection n'a été adoptée pour l'instant par l'Union européenne, sur le rachat d'entreprises par exemple. Mais vu l'importance des investissements chinois, Bruxelles ne peut plus faire l'impasse sur ces réflexions, et les choses commencent à changer. Tout n'est pas gagné pour autant : la Chine a bien compris comment fonctionne l'Europe et elle en exploite les dissensions, entre France et Allemagne, pays du Nord contre pays du Sud... L'Europe doit s'unir pour pouvoir faire face à la politique chinoise, et la Chine a beau jeu de la diviser
L'Histoire , mai 2019 Interview de JF Huchet