La banlieue n'est pas un simple support spatial ;elle est d'abord un lieu où vivent des hommes et des femmes. Et il n'est pas simple de rendre compte de la vie quotidienne des banlieusards tant elle est diverse, morcelée, parcellisée.
Choisie parmi beaucoup d'autres, une scène de la vie quotidienne dans un secteur sensible peut en donner un aperçu exemplaire. La scène se passe le cinquième jour du mois dans le bureau de poste du quartier. La queue s'allonge au guichet. Normalement, c'est le jour où les allocataires doivent toucher les mandats de la Caisse d'allocations familiales (CAF). Bientôt le ton monte dans la file d'attente. Les insultes fusent de toute part ; elles s'adressent en priorité au guichetier : "Ce n'est pas possible, c'est incroyable ; c'est vous qui êtes responsable". Et le voisin de renchérir : "Si vous nous traitez comme cela, c'est parce qu'on est de la banlieue; c'est parce qu'on est des pauvres". Et un troisième de lancer :"Nous,on est des exclus ; on se fiche pas mal de nous". Et une vieille femme de marmonner :"De toute façon, ça fait longtemps qu'on nous laisse tomber ; ici, on est dans un ghetto !". Le guichetier qui est mis directement en cause n'y est évidemment pour rien. Dans ce cas, c'est un simple exécutant de l'administration. Or il se trouve que la CAF a eu une panne informatique les deux jours précédents et n'a pas pu assurer les virements, ni envoyer les mandats à la date prévue. Une telle scène nous conduit à tirer plusieurs enseignements à propos des ménages des quartiers sensibles de banlieue. D'abord, il y a ceux qui ont besoin des allocations pour vivre, et il y a les autres qui n'en ont pas un besoin urgent. La somme des pauvretés accumulées ici prend sa source dans une multiplicité d'inégalités : inégalités des ressources et des chances ; inégalités dans l'accès au logement, à la formation, à l'emploi, à l'information et à la communication. Ensuite, pour les habitants qui font la queue, on voit bien l'impossibilité de nommer les vrais responsables de la situation qui les touche, c'est-à-dire de désigner le lieu réel de la décision et du pouvoir. Cette impossibilité n'est-elle pas précisément le signe de la pauvreté des quartiers ?Tout se passe comme si la confrontation était fondée sur une bipolarisation sociale : il y a eux et nous. D'un côté, une logique institutionnelle et gestionnaire qui n'est pas comprise parce qu'elle est perçue comme trop lointaine ; de l'autre, une urgence sociale qui impose des réponses immédiates. D'un côté, un monde extérieur largement inconnu ; de l'autre, un monde proche qui prend tous les coups. On observe également que les habitants utilisent les mots des "autres" quand ils sont amenés à définir publiquement leur situation : banlieue,exclusion, ghetto… comme s'ils n'avaient pas confiance dans leur propre vocabulaire pour se définir eux-mêmes. Enfin, la scène souligne l'intégration de l'exclusion par les habitants, sans doute pour se conformer à ce que rapportent les médias. Tout se passe comme s'ils se sentaient méprisés, abandonnés par les services publics. En dépit de quelques protestations véhémentes, c'est une somme d'individus juxtaposés qui mettent en évidence leur impuissance, des individus qui n'ont même plus la possibilité de constituer un mouvement social, c'est-à-dire de s'organiser collectivement pour défendre leurs droits.
N'oublions pas, pour finir, qu'à côté de ceux qui paraissent légitimes dans leur demande d'aides financières, il y a ceux qui sont illégitimes ou inconnus, ceux que l'on dénomme parfois les "sans" : les sans papier,sans domicile, sans famille, sans attache ; ceux des interstices urbains ou des marges rurales qui échappent aux filets protecteurs de l'État Providence.
Autant d'images de la quotidienneté populaire qui nous invitent à ne pas penser de manière purement conceptuelle et dichotomique les relations qui existent entre le centre et la banlieue.Aux portes de la capitale, et pourtant à des milliers de kilomètres de ses habitants, plus de 110 nationalités se côtoient. Des hommes et des femmes, parfois des enfants seuls, débarqués pour une vie meilleure dans ce hall de transit saturé de misère.
C’est un monde à part. Des mondes à part. Aux portes de Paris, et pourtant à des milliers de kilomètres des Parisiens. C’est ici qu’ils atterrissent,le long de ce ruban de bitume qui s’étire sur trois kilomètres entre la porte de La Villette, à Paris, et la place du 8-Mai-1945, à La Courneuve, en passant par Aubervilliers à l’ouest et Pantin à l’est, en Seine-Saint-Denis. Sur l’avenue Jean-Jaurès, ex-RN2 à quatre voies, bruyante, fourmillante, usée, fauchée, on entend parler arabe, mandarin, hindi, ourdou, tamoul, bengali, bambara, swahili, parfois quelques mots d’anglais, peu de français.
Plus de 110 nationalités se côtoient ici, et près de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Des hommes et des femmes, des enfants seuls, débarqués du monde entier pour une vie meilleure, avec souvent un numéro de téléphone en poche, celui d’un cousin, d’un ami, d’un gars du village, de l’oncle d’un voisin. Dans ce hall de transit saturé de misère, on reste quelques semaines, quelques mois, ou quelques années. On y croise les métiers déclassés, les petits boulots non déclarés, les petites débrouilles et les petites combines, la petite délinquance et la grande violence.
« Maïs chaud, maïs chaud, chaud maïs ! » Cet après-midi-là, au carrefour des Quatre-Chemins, à cheval sur les villes d’Aubervilliers et de Pantin, Fatoumata, 42 ans, installe son petit commerce de maïs et de bissap givré, une infusion à la fleur d’hibiscus. 50 centimes l’épi, 1,50 euro la bouteille de 50 cl. Arrivée du Mali en 2006, Fatoumata (a lancé son affaire cet été. Avec la crise due au Covid-19, elle a perdu son emploi de femme de chambre dans un hôtel de la Défense, le quartier des affaires des Hauts-de-Seine, à l’autre bout de Paris.(...)